LES AILES DU CHANTILLY
Lotus enrageait. Quand son père l'avait tiré de son école pour
l'amener sur le bateau de Jack White, elle s'était imaginé prendre
des vacances loin des entraînements éreintants imposés par sa
formation.
Et puis elle arriva à bord du navire, une nef blanche déchirant les
flots avec élégance. Lotus s'empressa de le visiter de la cale au
pont. C'est en revenant de son exploration qu'elle vit Yari.
Yari, son instructeur et maître, un grand type musclé et aux
cheveux châtains coupés court. Presque constamment torse nue,
arborant avec fierté la constellation de sa famille et par dessus,
le tatouage du feu, prouvant sa dévotion à sa formation
d'élémentaliste.
Lotus le jugeait prétentieux, narcissique et arrogant.
A peine l'avait elle aperçu qu'il déclara :
« La récréation est finie jeune fille, c'est l'heure du
duel ! »
Et sans autre forme de procès, il tourna sur lui même en écartant
les bras. Des flammes fusèrent et se jetèrent ensuite sur elle.
Surprise, Lotus roua sur le côté juste à temps. Enfin presque,
car sa manche droite se mis à brûler. Elle s'empressa d'éteindre
le début d'incendie. De nouveau, Yari passa à l'attaque.
Lotus essaya de se calmer. Elle créait des courants chauds pour
dévier les brasiers que Yari ne cessait de lui lancer dessus. Elle
aspira l'oxygène et le renvoya avec force pour initier un effet de
retour de flamme. Yari para en projetant la fournaise vers le haut en
une terrible colonne de feu. Le pilier devint tornade et Yari la
dirigea vers sa jeune élève. Lotus essaya un instant de la
disperser, mais les courants soufflaient trop forts et l'élan
accumulé s'avérait impossible à dissiper.
L'enfer ardent allait l'emporter. N'ayant plus le choix, Lotus se
jeta sur le côté pour l'éviter. Elle se prépara à contre
attaquer lorsqu'elle sentit la température grimper sur sa gauche.
Instantanément, elle se mit à avancer. La tornade la suivait. La
situation se compliquait. Elle ne pouvait pas fuir indéfiniment, le
pont s'avérant trop étroit. Impossible non plus d'inverser son
mouvement ou même de l'étouffer car Yari veillait à ce qu'elle
soit bien alimentée.
Lotus inspira puis se mit à courir. Le cyclone ambulant accéléra.
Il se rapprocha et des larmes coulèrent des yeux de Lotus. Sa belle
robe était trempée, sa queue de cheval à moitié défaite et son
jolie nœud de ceinture se desserrait dangereusement. Cerise sur le
gâteau, sa manche droite produisait maintenant un peu de fumée.
Le combat serait bientôt terminé. Il se montrait un peu dur en
utilisant la tornade de feu contre sa pupille, mais depuis quelques
jours il avait de plus en plus de mal à l'emporter. Il montrerai à
cet équipage qu'il était le meilleur, que Lotus ne faisait que
l'accompagner et que c'était lui le vrai spécialiste de ce voyage.
Cependant, Yari ne pouvait s'empêcher d'être déçu. Il s'était
attendu à ce que Lotus lutte comme une damnée contre son cyclone
infernal. Elle avait essayé un instant puis avait lamentablement
pris la fuite.
Pitoyable.
Le combat serait bientôt terminé.
Lotus pivota brusquement
vers son maître. Le brasier ardent sur ses talons, elle pointa sa
main qui exhala un léger courant en direction de Yari. De l'autre,
elle en forma un qui partit de la tornade et rejoignit le premier.
Surpris, Yari eut la présence d'esprit de détourner le flot
d'oxygène pour le faire passer à côté de lui tout en se
concentrant sur la tornade. Épuisé, il réussit néanmoins à
détourner le jet de feu et à le renvoyer vers son adversaire. Il
allait lui couper la route et l'anéantir. Elle serait ridiculisée
devant ces étrangers. La leçon, cuisante, lui apprendrait peut être
l'humilité.
Alors que le piège se
refermait sur elle, Lotus bondit. Elle jouait sa dernière carte et
elle le savait. Elle raviva le foyer sur sa manche droite et projeta
une salve embrasée sur son maître. La déflagration atterrie sur
son torse tatoué, pile sur le symbole de feu. Il y eut un cri
étouffé, de la fumée et l'odeur d'un cochon grillé. Enfin, la
tornade s'évanouit. Lotus éteignit les foyers restants et s'avança
vers Yari, étendu sur le dos. Elle lui tendit la main :
« Parfois, la
meilleure défense, c'est l'attaque. »
Yari toussa et se releva
péniblement.
« Ne me donne pas
de leçon petite. Tu as dansé avec le feu une fois, mais ne laisse
pas cette pitoyable victoire te monter à la tête. A combien en
sommes nous ?
_De quoi parlez vous ?
_Combien de fois t'ai je
vaincu ?
_Vous m'entraînez
depuis mes 6 ans !
_Combien, Lotus ?
_512 fois.
_Et toi, tu en es à ?...
_ Une fois.
_Tâches de t'en
souvenir.
_Très bien, maître. »
Jack inspira, expira,
inspira encore... Mais la colère qui l'habitait ne déménageait
pas. Au contraire, à chaque bouffée, elle s'installait, prenait ses
aises et déposait ses bagages.
«On ne joue pas avec le
feu sur un bateau ! » finit-il par hurler.
« Le feu, sur un
navire, ou sur un bateau, même une barque, c'est l'ennemi numéro
1 ! Si la tempête nous frappe, on s'en moque, si la coque se
fendille, se craque, Otta m'en préserve, si la coque se brise, c'est
une brouille ! Mais, par la pleine lune, on ne joue pas avec le
feu sur mon navire ! C'est bien compris ?
Le visage de Lotus
s'empourpra.
« Est-ce que je me
suis bien fait comprendre ? Je ne vous entend pas ?
_Holà, du calme mon
vieux, répondit Yari, visiblement mal à l'aise.
_Non Yari, laissez,
l'interrompit Lotus. Capitaine, veuillez acceptez nos excuses. Nous
nous entraînions et la situation était entièrement sous contrôle.
Votre navire n'a jamais été en danger.
_C'est moi qui décide
si mon navire est en péril ou non ! Et juste pour que tout soit bien
clair : le prochain que je surprend à même penser à une
étincelle aura droit à un aller simple direct aux fers ! »
Le capitaine s'énervait.
Katar enjamba lestement le bastingage, puis, d'un ton distrait,
demanda :
« Et où est-ce
que je mets ça moi ? » Il agitait un porte document en
cuir de wouas.
« Dans la chambre
à cartes, ensuite, reviens nous voir.
_Tout de suite. »
« Et n'en profite
pas pour te faire la malle ! »
Talwar posa le pied sur
le pont.
« Et où irais t
il ?
_Je n'en sais rien, mais
comme le dit l'a si bien dit votre père avant la bataille des chutes
boréals : « Ne
faites jamais confiance à un singe »
_Le contexte n'avait
rien à voir.
_C'est un dicton, peu
importe... râla Talwar pendant que ses hommes, une dizaine de
soldats à l'apparence hétéroclite, arrivaient. Otta leur avait
assigné la crème de la crème, les meilleurs combattants de son
armée. Ils n'avaient jamais travaillé ensemble, mais leurs talents
étaient sans égales. Aux ordres de Talwar, ils le suivaient pour
l'instant sans dire un mot.
Katar revint rapidement
et Jack entama la visite guidée du navire. La jeune Lotus buvait ses
paroles et ne le quittait pas d'une semelle.
Le navire reposait sur
le fleuve, aux abords de Dar Jiling. Une gabarre blanche à trois
mats. Gravées sur les côtés se déployaient deux majestueuses
ailes en argent, percées de part en part d'ouvertures d'où
s'échappait une mince fumée blanche. L'équipage s'affairait avec
agitation. Les marins réparaient les ouvrages, récuraient le sol en
soulevant une odeur de bois mouillé ou passaient un coup de peinture
sur les parties usées par le sel et la pluie. D'autres déplaçaient
de lourds sacs de jute d'un bout à l'autre du bastingage, dirigé
par le spécialiste de la charge utile. La jeune princesse furetait
partout, s'extasiant sur de longs tuyaux d'acier, véritables
artères qui déversaient l'énergie nécessaire au bon
fonctionnement du vaisseau. Enfin, ils arrivèrent au seuil de la
salle d'alimentation.
« Quel crime a
commis votre Souffleur ? Est-ce un meurtrier, un violeur, ou
peut être un déserteur ? »
Jack fronça les
sourcils.
« Pour être
honnête, je n'en sais rien. Simplement, je sais qu'il travail dur et
purge sa peine avec honneur. En ce qui me concerne, c'est largement
suffisant. »
Il ouvrit la porte.
De la fumée s'échappa
alors qu'ils pénétraient dans le vestibule. Une chaleur étouffante
les enveloppa et de la buée s'infiltrait entre leurs cils, formant
des gouttes grasses qui peu à peu, coulaient entre leurs joues.
Talwar toussa bruyamment. Puis le déclic d'un mécanisme et un
crissement rauque, du métal frottant sur du métal, indiquèrent que
Jack avait ouvert le sas. Les brumes de vapeur se dissipèrent,
dévoilant le corps d'un homme maigre, chauve et vêtu d'un simple
pagne. Lotus étouffa un cri lorsqu'elle aperçut les bras. Au lieu
de chairs, de tissus, de muscles et d'os, le malheureux arborait deux
prothèses artificielles. Une paire de rouages, d'écrous et de
leviers mis bout à bout, une machinerie complexe, un chef d’œuvre
de l'artisanat toréador. Ils tressaillaient, parfois agités de
convulsions incontrôlées pendant que des pompes, de larges tuyaux
appendus à ses épaules, drainaient l'énergie qui s'en échappait.
« Bonjour
Souffleur, je t'apporte ton repas.
_Qui sont ces gens avec
toi, Jack ? Demanda l'homme d'une voix fatiguée.
_Des invités, voici
Talwar et ses soldats, ils nous prêteront main forte pour une
mission dans un nouveau monde. Es-tu prêts ? Nous allons avoir
besoin de toi très bientôt.
_Je n'ai que faire
d'être prêt, referme le sas et fous le camp. Laissez moi, j'ai
froid, si froid.
_Bon appétit dans ce
cas, et à tout à l'heure.
_Que la pleine lune
éclaire tes nuits !
_Et tes jours aussi. »
D'un geste, Jack invita
ses hôtes à sortir. Le souffleur soupira. La douce moiteur allait
l'emporter de nouveau, il baissa les paupières, ses bras sursautant
selon un rythme inaudible tandis que le sas se refermait.
« Depuis combien
de temps est il là ?
_Il faisait déjà
partit des meubles lorsque j'ai pris possession de la Chantilly.
J'imagine que ça fait un bail.
_Incroyable, il a l'air
si jeune. Sûrement un effet de la vapeur, non ?
_Tout a fait Lotus. Il
porte deux totems, chacun alimente une bordée, à bâbord et à
tribord.
_Je comprends. Quels
animaux sont emprisonnés dans les Totems ?
_Des Wakinyans, une
espèce d'oiseau géant aujourd'hui disparue. Ce sont des totems très
rares et très puissants.
_D'habitude, les bateaux
n'ont pas besoin de tels moyens. Une seule créature suffit, la
plupart du temps, un simple wouas, voir même un cheval.
_La Chantilly n'est pas
un simple « bateau », c'est un navire, mon navire.
_Pourquoi payez si cher
si vous n'utilisez pas toute la force ?
_Qu'est-ce qui te fait
croire que je l'ai acheté ? »
Tout en devisant, le
groupe était remonté sur le pont. Les marins s'étaient affairés à
hisser les voiles qui portaient l'embarcation vers la rive.
« A présent,
préparez vous, Maas va nous ouvrir un portail assez grand pour nous
permettre de passer.
_Heu, vous êtes sûre de
vous, parce que là, c'est la côte, c'est bien prudent ?
_Ayez confiance
princesse.
_Je ne suis pas une
experte, mais on file vers la terre ferme, je me trompe ?
_Pas du tout.
_Mais comment ça pas du
tout?! »
Soudain, le pont
trembla. Lotus dut s'agripper au bastingage pour ne pas passer par
dessus bord. Un peu d'écume frôla son visage. Elle baissa les yeux
et scruta les eaux turquoises. De petits poissons nageaient près du
navire, portés par son sillage. Ils devenaient de plus en plus
petits, sans doute qu'elle les avait effrayés et qu'ils couraient se
réfugier au fond de l'eau. Soudain, une ombre noire apparut au
dessus du menu fretin rappelant à Lotus l'image du terrifiant
Selatopus. Mais ils étaient à quai, la profondeur ne pouvait pas
abriter un monstre aussi gigantesque. Une goutte d'eau s'échappa
d'une de ses mèches et roula le long de l'étrave. Lotus la suivit
du regard alors qu'elle quittait la bordée, virevoltant un instant
avant de s'abîmer dans les flots bleus.
Virevoltant ?
Lotus recula vivement
tandis que deux immenses jets de vapeurs se déployaient, brume
blanche scintillante au soleil de cette matinée sinon sans nuages.
Ils s'envolèrent.
« Voilà.
_Un bateau volant !
s'exclama Lotus, n'avaient ils pas disparu ?
_Non, pas entièrement. Ceci, très chère, est l'arme secrète de votre père. Elle est sous ma responsabilité et exception faite d'Otta, je suis le seul maître à bord.
_Non, pas entièrement. Ceci, très chère, est l'arme secrète de votre père. Elle est sous ma responsabilité et exception faite d'Otta, je suis le seul maître à bord.
Le message implicite
n'échappa pas à la jeune fille. Cependant, elle n'en laissa rien
paraître, préférant profiter du décollage.
Deux grands mâts
télescopiques quittèrent les flancs de la Chantilly. Une longue
voile se déroula de chacun d'eux, et portées par la vapeur, elles
augmentèrent encore la portance du navire qui passa au dessus de Dar
Jiling, soulevant derrière lui des éclats de surprise, des
acclamations et deux ou trois hurlements de terreur. Ils traversèrent
la ville à bonne allure puis survolèrent les plaines quelques
instants avant de rejoindre le reste de l'armée d'Otta. Même à
cette altitude, ils pouvaient apercevoir le portail qui tranchait
l'espace d'un éclat insoutenable.
Maas psalmodiait en bas,
son grand masque étouffait ses paroles mais en amplifiait la portée
et la puissance. Peu à peu, le portail s'élargissait. Le navire
piqua vers la savane. Les soldats les plus proches se baissèrent
alors qu'il filait vers l'ouverture. Katar plaqua ses mains sur ses
yeux. Ses clochettes tintinnabulaient tant qu'il enroula sa queue
autour de sa taille pour faire taire son effroi. Après un temps
qu'il eut jugé suffisant, il osa un regard.
Même ainsi surélevé,
il pouvait encore renifler les effluves caractéristiques des marais.
En bas, les ouvriers capuchonnés réparaient et fortifiaient le
campement. Otta surplombait la scène, campé sur un trône réalisé
à partir du cadavre du Narax géant. La tête reposé sur son poing,
il surveillait les allés et venus de ses sujets et semblait plongé
dans une profonde réflexion.
Katar chercha Jack du
regard. Il devisait avec son second et, l'apercevant, lui fit signe
d'approcher.
« Va chercher
Talwar et Lotus et emmène les dans la chambre à cartes, on va
commencer le briefing tout de suite, histoire de pas perdre de temps.
_Je suis d'accord, plus
vite on y sera, plus vite on sera rentré.
_Exactement. »
Katar obtempéra.
Quelques instants plus tard, ils attendaient tous les trois dans la
salle de réunion improvisée. Un grand bureau jonché de cartes et
d'outils dont Katar connaissait à peine le nom ou l'utilité ainsi
que plusieurs chaises en bois de qualité. Un coffre et une armoire
constituaient l'essentiel du mobilier. Sur un des murs, un râtelier
abritait une remarquable collection de sabres : des fleurs de
feus, des épées, des espadons, des flamberges et mêmes quelques
lames de Vanara. Talwar ne détachait pas ses yeux de l'arsenal en
exposition. Il ne disait rien, se contentant de renifler son
approbation face à telle ou telle pièce. Lotus contemplait,
fascinée, le chronographe damasquiné enchâssé près de la
fenêtre.
Katar se perdait quand à
lui en conjectures à propos du contenu du porte document qu'il avait
déposé sur le bureau. Abritait t il leurs ordres de mission, ou une
ébauche de géographie de ce monde inhospitalier ? Maas aurait
pu arpenter cette zone par la pensée et en tracer les contours. Il
n'avait après tout aucune idée de l'étendu des pouvoirs du
sorcier.
Jack passa la porte.
« Prenez donc une
chaise, asseyez vous, mettez vous à l'aise.
_Ces armes sont à toi ?
demanda Talwar
_Maintenant oui, elles
appartenaient à d'anciens collègues, Otta seul sait ce qu'ils sont
devenus.
_Hum, des cadeaux ?
_Pas vraiment. »
Lotus attendit que
l'éclaireur d'élite s'installe pour choisir un siège situé le
plus loin possible de lui et le plus près de Jack. Katar resta
debout car il paraissait encore plus petit une fois assis.
« Maas a réussi à
réaliser un précis sur nos nouveaux ennemis, les Naraxs. Vous avez
pu remarquer qu'il en existe plusieurs espèces. Il nous a donc
détaillé leurs particularités, leurs points faibles et leurs noms.
Ces informations sont confidentielles et temporaires. L'une de nos
missions et d'approfondir nos connaissances sur ce monde et de
compléter ce bestiaire. Lotus se chargera de compiler nos données
et de les mettre à jour. Afin de te familiariser avec cet ouvrage,
veux tu bien nous en faire la lecture ?
_Volontiers capitaine. »
Et de sa voix
cristalline, elle entama sa récitation. Maas avait utilisé le
vocabulaire du chant pour décrire les monstres tentaculaires. Les
troupes de bases, les quadrupèdes aux fouets tranchants, avaient été
nommé Tenor. Les fouisseurs creusant le sol à la langue collante :
Baryton. Les volants devenaient les Altos et enfin, le Narax géant
se voyait affublé du sobriquet de Soliste.
Les descriptions
minutieuses incluaient des éléments de biologie mais également de
tactique. Le rôle de chaque type lors de la bataille, le nombre
d'espèces observées etc.
Katar écoutait avec
attention, surtout lorsque furent évoqués les points faibles. Il
partagea même son opinion sur les volants, que Maas jugeait surtout
encombrants à défaut d'être dangereux.
« Notre grand
sorcier s'est lourdement trompé. Je préfère encore affronter face
à face un ténor que me faire surprendre par ces milles pattes
volants.
_Je corrige, répondit
Lotus, en inscrivant des caractères indéchiffrables sur le
manuscrit. Voilà, et je crois que nous avons terminé.
_Parfait, à mon tour,
déclara Jack. Vous avez entendu le chef de guerre comme moi. Nous
devons découvrir le phénomène commandant aux Narax et y mettre un
terme. Maas a émis l'hypothèse qu'il s'agit d'une espèce
consciente, si tel est le cas, l'individu responsable devra
certainement être éliminé. Si une approche discrète est possible,
Katar s'en chargera, sinon, ce sera à Talwar et ses hommes de jouer.
_Avec plaisir, je
précise
_Merci Talwar,
_Et si c'est une force
naturel ? argua Katar
_On a assez de poudre et
d'explosifs dans la Sainte Barbe pour faire sauter une petite
montagne...j'imagine que ça suffira.
_Tout ça c'est bien
jolie, mais comment va t on le trouver ?
_Grâce à vous Lotus,
Maas m'a assuré qu'avec l'équipement adéquat, vous seriez capable
de localiser avec précision les pulsations cognitives de domination
résonnant à travers le prisme de la création, ou quelque chose
dans le genre. »
Lotus esquissa une moue
dubitative
« Et quel est cet
équipement adéquat ? On ne scrute pas les courants de magie
avec une longue vue !
_Il m'a assuré que ce
monocle ferait l'affaire.
_Hum, et il me faudrait
aussi un point de repère sinon, je ne pourrais pas savoir si ce que
je perçois est à l'est ou à l'ouest, car les points cardinaux
n'ont pas cours dans les arcanes.
_La dague de Katar
devrait faire l'affaire, non ?
_Ma dague !
_Je vais voir.
Lotus ajusta le monocle,
une lentille à monture de jade reliée à une chaînette en or. Son
œil droit voyait le monde comme à l'accoutumé, et par dessus se
superposait des filaments aux couleurs chatoyantes. Ils couraient
autour de certains sabres de la collection de Jack, ou furetait le
long des lames de Talwar. Enfin, elle tourna son regard vers Katar.
Des centaines de
filaments, tous d'une nuance différente, s’emmêlaient autour de
la dague. Ils tournoyaient autour des runes, se rassemblaient le long
de certains symboles. L'ensemble irradiait une lumière blanche si
éblouissante que Lotus dut détourner le regard. Oui, en vérité,
le poignard brillait tel un phare au milieu d'une mer de puissance
indéfinie. Elle concentra son attention sur l'écho décrit par
Maas. Elle ne le percevait pas. Son autre œil la gênait, aussi,
elle le ferma.
Les rubans s'étiraient
dans toutes les directions, luisant dans un lac de ténèbres absolu.
Elle se laissa mentalement sombrer, réduisant ses autres sens au
silence pour pénétrer plus profondément l'insondable
enchevêtrement. Elle cherchait une longue corde rouge parsemée de
petits losanges dorés. Après de longs efforts, elle mis la main
dessus. Aucun autre ruban ne s'en approchait. Elle le suivit un
moment avant de tomber sur un gouffre, un puits de noirceur au milieu
des ténèbres, comme une ombre lors d'une nuit sans lune. Elle
inspira, vidant son esprit de toute distraction. Elle s'habitua
progressivement à cette étrange obscurité et finit par distinguer
un large pilier noir. Le filament rouge et or s'enroulait autour de
cette colonne. Ce devait être la source de l'écho. Elle détourna
son regard pour trouver la dague. Elle avait creusé profondément,
peut être trop ? Heureusement, l'arme du Vanara brillait
toujours de mille feux. Elle prit note de sa position par rapport à
la spire, puis ouvrit les yeux.
Elle était allongé,
son corps emmitouflé dans des draps de soies et sa tête reposait
sur un oreiller moelleux. Aucun bruit ne troublait le calme de la
nuit. Elle tâtonna à la recherche d'une allumette et s'aperçut
qu'on l'avait amené dans sa cabine. Épuisée, elle se serait bien
rallongé pour dormir, mais du travail l'attendait. Elle alluma
d'autres chandelles, sortit de l'encre, du parchemin et un boulier de
son sac pour calculer leur destination.
Ce n'est qu'après
plusieurs heures qu'elle termina. Déjà, le soleil commençait à se
lever. Alors elle s'écroula sur son lit et s'endormit, enfin.
Un son étrange venant
de l'intérieur de sa couche la réveilla. Elle se leva prestement et
regarda à l'intérieur du matelas. Rien, mais le bruit gargouilla de
nouveau. Posant la main sur son ventre, elle le sentit qui s'agitait,
de petits tremblements qui couinaient sous ses doigts un impérieux
besoin de nourriture. Poussée par la faim elle ouvrit la porte de sa
cabine et fut sur le pont en quelques pas. Appuyer sur le bastingage,
elle eut le souffle coupé par le paysage.
Le navire voguait sur
une mer de coton. Une grande étendue blanche et immobile surplombée
d'un ciel vide. Se penchant en avant, elle comprit : Des
nuages ! Le navire surfait sur les nuages ! Revigorée,
elle courut pour trouver Jack et les autres mais ne vit que Yari qui
s'entraînait. Il ne produisait pas de feu, conformément aux ordres
du capitaine. Son maître l'aperçut, termina son enchaînement,
salua et se dirigea vers elle.
« Alors, enfin
réveillée ? Nous étions tous inquiets. Tout va bien ?
_Je crois oui, j'ai
faim.
_Pas étonnant, après
une semaine, je serait affamé moi !
_Comment ça, une
semaine ?
_7 jours ou presque, une
semaine quoi. Allez, vas vite te restaurer.
_Je dois parler à Jack,
où est il ?
_Descendu avec le singe
et l'éclaireur pour chercher de l'eau.
_Je sais par où nous
devons aller, il faut que je leur en parle rapidement.
_Tu n'as qu'à attendre
qu'ils remontent.
_J'aimerais mieux
descendre maintenant.
_Mais tu n'as rien
mangé ! »
Son estomac s'anima à
nouveau et Lotus dut se rendre à l'évidence. A la hâte, elle
rempli un petit sac de victuailles prélevées dans la cambuse puis
ordonna à quelques marins de lui préparer une annexe et de la mener
à Jack. Le second, un vétéran nommé Assagaï, dénoua un petit
panier d'osier attaché au flanc du navire. Avec ses hommes, ils
gonflèrent une grosse outre de cuir avec la vapeur qui portait la
Chantilly. La petite embarcation pouvait accueillir 5 personnes. Le
second devait rester à bord, mais un marin et le lieutenant
navigation acceptèrent de l'escorter.
La jeune fille, toujours
vêtu de ses habits de la semaine dernière, les cheveux en bataille
et des traces de draps sur le visage, sauta lestement dans la
navette. Suffisamment chargée de lest, la montgolfière descendit
doucement vers la terre. L'air froid et sec céda la place à une
humidité glacée alors qu'ils traversaient la couche de nuages. Puis
le sol en dessous apparut progressivement. Une grande savane
s'étalait à perte de vue. Des fougères, quelques buissons et, au
loin, les marais. Vu d'en haut, ils ressemblaient plus à une jungle
verdoyante qu'à l'enfer décrit par Maas et Katar.
Après s'être extasié
devant le paysage, elle ouvrit son sac puis s'attacha à en engloutir
l'intégralité. Un morceau de pain chaud, de la viande séchée, des
fruits et une gourde d'eau furent ainsi dévorés avant que la moitié
du chemin soit parcouru.
En bas, elle aperçut le
petit groupe. Katar plongeait plusieurs tonneaux dans l'étang puis
les posait dans une nacelle déjà bien garnie. Talwar montait la
garde. Des sacs de sables servaient d'amarres et seraient laissés
sur place, remplacés par le précieux chargement.
Lotus mis pied à terre
et chercha Jack du regard, mais il restait introuvable. Talwar lui
apprit qu'il répertoriait des plantes quelque part dans le coin.
Lotus le remercia et s'en alla le trouver.
Après quelques minutes
passées à arpenter le bord de la rivière, elle l'aperçu, penché
près d'un corps inerte. Intriguée, elle s'approcha. Jack l'entendit
et se tourna vers elle, un doigt posé sur sa bouche. A pas de loup,
elle le rejoignit.
« Qu'est-ce que
c'est ? Murmura t elle
_Plutôt qui est-ce !
On dirait une personne. Regarde ! Elle a des bras, des jambes et
doit se tenir debout, comme nous. Et je crois qu'elle dort.
_Et cette corne là, ce
n'est pas normal. Serait-ce une sous espèce de Vanara ?
_Il n'y a pas de singes
dans ce monde, et elle n'a pas de queue... Non, ce doit être une
espèce endémique.
_Endémique ? Comme
pour les rochers ?
_Les... non, propre à
ce milieu, à cet endroit.
_Aucun rapport avec les
pierres du coup.
_Non, enfin, je crois.
_Elle est blessée, vous
avez vu, à sa jambe.
_Oui, j'ai remarqué. Tu
m'aides à la réveiller ?
_Vous êtes sûre
capitaine, je veux dire, est-ce bien prudent ? En plus, nous ne
savons pas quelles pourraient être ses réactions.
_Tu as raison, mais nous
avons besoin d'informations sur cet endroit. D'ordinaire, je l'aurais
laissé là, mais nous ne pouvons pas laisser filer une telle
occasion.
_Entendu, je vais
chercher de l'eau pour la réveiller. »
Le visage mouillé, la
créature ouvrit les yeux. Sa corne vibra une fraction de seconde
alors qu'elle se redressait.
« Qui
êtes vous ?
_Je
crois qu'elle essai de nous parler, tu comprends quelque chose ?
_Attendez
un instant, j'ai peut être une solution.
_Laissez
moi, cet endroit est dangereux, vous devez partir, vous mettre en
sécurité, prenez garde au... !
_Ne
t'inquiètes pas ma belle, on va s'occuper de toi. »
Lotus
traça alors un quadrillage sur le sable de la berge. Elle posa son
doigt au milieu et dessina un symbole qui traversait le damier de
part et d'autres. Lorsqu'elle eut terminé, Jack contempla le
résultat. Il n'avait jamais vu cet idéogramme, mais
instinctivement, il le comprenait. Un mot très simple, d'une clarté
absolue. Il résonnait dans l'air et pliait le langage, le
convertissant à sa forme la plus basique.
« Qui
êtes vous ? Demanda de nouveau la blessée.
_Des
voyageurs venus d'ailleurs. Si vous le permettez, nous aimerions vous
amener sur notre navire pour vous soigner.
_Un
navire ? Qu'est-ce que c'est ça ? Mais vous ne pouvez pas
rester, il faut partir.
_Justement,
c'est notre moyen de transport.
_Un
navire... Je serais curieuse de voir cela. Cependant, vous ne semblez
pas conscient du péril qui vous menace.
_Que
voulez vous dire ? Il n'y a rien ici.
_Si,
ce bassin sert de lieu de repos au gardien de nos voisins.
_Vos
voisins, je ne comprends pas.
_Mon
peuple, les Kiumbes. Mais nous n'avons pas le temps, vous devez...
Un
cri éclata soudain à proximité de l'annexe. Ils entendirent
ensuite des bruits de lutte et un terrible rugissement. Lotus hissa
la Kiumbe contre son épaule et ils partirent en hâte rejoindre
leurs compagnons.
« Quel
est votre nom, demanda Lotus avant d'être hors de portée de
l'enchantement.
_Zakoa,
je suis Zakoa. »
Quelques
instants plus tôt, Talwar flânait nonchalamment au bord de l'eau.
Il s'arrêta pour se contempler dans le miroir de l'onde pure. Les
traits tirés et une mine épouvantable lui confirmèrent qu'il
dormait mal. Les hamacs étaient inconfortables et l'équipage
bruyant.
Toujours
du mouvement, des réparations, des jeux de hasards, des discussions
interminable sur les talents de tel ou tel Torrero, sur les prises
spéciales des luchadores ou sur la qualité du rhum. Talwar aimait
avoir la paix et un minimum de calme pour s'entraîner, et aussi
d'être seul. Sur le pont, il était en permanence épié et il
refusait de divulguer ses techniques secrètes à ces rustres
barbares, en particulier au macaque.
Alors
quand on lui avait proposé de faire un petit tour, il avait sauté
sur l'occasion. Bien sûre, il fallait que le singe vienne aussi,
c'était pas drôle sinon. Il s'était tenu à l'écart du groupe,
profitant de cet instant de paix et de sérénité.
Il
détourna son regard de l'étang et remua les épaules. Il entama un
enchaînement, fendant l'air de ses sabres avec adresse, sans
fioritures mais avec une précision extrême, une ligne épurée au
tracé parfait. Lorsqu'il eut fini, il revint près de l'eau pour en
boire une lampée. Ce fut là qu'il la vit : une ombre sur les
flots immobiles. Mais aucun tronc, aucun buisson, juste cette tâche
sous la surface. Il s'approcha, intrigué. Sûrement un effet
d'optique ou un nuage mal placé. Il leva les yeux : le ciel
était trop couvert pour que sa théorie fonctionne.
Tandis
qu'il se retournait pour rejoindre ses camarades, une
gueule garnie de crocs dégoulinant de bave s'ouvrit en grand,
surgissant hors de l'eau à la vitesse de l'éclair et presque sans
un bruit. Seule une goutte l'avertit du danger en percutant son
épaule.
Talwar recula, pivota, les sabres levés devant lui. La bouche
s'arrêta net, à un cheveu du fil de la lame. La créature planta
ses pattes palmés dans le sol et déploya sa puissante queue, le
percutant dans l'estomac et l'envoyant bouler dans la poussière. Le
guerrier essaya de se relever, mais le choc lui avait coupé le
souffle. Ses jambes tremblaient tant qu'il lui était impossible de
les bouger. La bête le regarda d'un air mauvais, ses grosses narines
se dilatant dans sa direction. Deux yeux d'un bleu étincelant le
guettait avec insistance, à l’affût du bon moment, pour frapper.
Une longue protubérance osseuse au bout de son museau s'arquait vers
le haut et deux défenses d'ivoire s'enroulaient sur elles mêmes à
l'arrière de la mâchoire. Talwar dévisageait le prédateur,
captivé par le reflets des écailles qui couvrait ce terrible
visage.
Tout à coup, un cri retentit alors qu'un marin découvrait la scène.
L'animal bascula son long museau vers l'importun. Paralysé de
terreur, l'homme refusait de bouger. La suite sembla pour Talwar se
dérouler au ralenti. Un rugissement terrifiant, un galop bondissant
vers le marin qui fermait les yeux, du liquide chaud dégoulinant sur
son pantalon. Mais la mort ne vint pas. A la place, il aperçut Katar
qui sautait sur le monstre et, cramponné à une écaille, essayait
de lui transpercer le crâne.
Le gardien de l'étang rua, déséquilibrant Katar qui atterrit à
quelques pas, accroupi et prêt à en découdre. Profitant de ce
répit, le marin décampa le plus loin possible de ce spectacle
cauchemardesque.
Sans perdre une seconde, la créature chargea, animée d'une démarche
souple, féline, la portant de droite à gauche avec une vivacité
surnaturelle. Katar peinait à suivre ses mouvements et ne savait
plus de quel côté parer si bien que le coup de griffe le prit au
dépourvu, lacérant sa fourrure puis le projetant dans la source
pendant que la souffrance lui vrillait le cerveau.
Le carnivore s'apprêtait à le rejoindre pour profiter de son repas
lorsque soudain, soulevant une gerbe d'écume, Katar fusa hors de
l'eau brandissant sa lame avec fureur, prêt à écharper son ennemi.
Il apprendrait dans la douleur qu'on ne provoque pas impunément un
Vanara.
Katar tournoya dans les airs. Un éclair, et la dague plongea sur sa
victime.
Cette dernière détendit ses muscles noueux et asséna un terrible
coup de tête au singe. La violence du choc lui brisa une côte, peut
être deux. Sa tête bascula en arrière et s'enfonça dans les
flots.
Sonné, il cligna des yeux, essayant de distinguer quelque chose à
travers le remugle troublé. Une forme noire ondulait vers lui,
immense et très rapide. Juste à temps, il discerna la gueule qui se
dépliait.
Katar serrait toujours sa dague. Il se prépara à frapper mais alors
qu'il entamait son mouvement, il s'aperçut qu'il n'atteindrait pas
sa cible à temps. Plus qu'une seule option, juste quand la mâchoire
allait se refermer, il en saisit les extrémités. La pression était
énorme, presque insurmontable. Fou de rage, le monstre jaillit hors
de l'eau. Katar, projeté dans les airs, réussit à maintenir sa
prise. Obéissant à des millénaires d'instincts de chasse, la
créature écrasa sa proie contre la surface.
Des myriades de bulles s'éparpillèrent et un instant, Katar crut
qu'elles dansaient autour de lui. Il se ressaisit et serra ses doigts
autour des gencives.
Mais le manège infernal reprit. Un nouveau tour et l'impact violent
lui coupait la respiration. Désorienté, Katar commençait à
flancher. Les terribles crocs se rapprochèrent dangereusement et
l'un d'eux mordit profondément dans sa joue. Terrorisé, Katar crut
sa dernière heure arrivée. Il tenait bon, poussé par une farouche
volonté de survivre, un comportement primaire profondément ancré
en lui. Son bourreau, guère impressionné par tant de vaillance,
recommença. A l'apogée de sa trajectoire, Katar lâcha les
mâchoires et poussa sur ses bras pour s'éloigner des dents qui
s'entrechoquaient en émettant un claquement sinistre. Comme il
aurait aimé rester là, suspendu au dessus de l'eau pendant que le
monstre retombait.
Mais de nouveau immergé, il vit la bête battre furieusement la boue
et le limon, et au milieu de ce torrent de rage brute, Katar eut
juste le temps de voir un carreau fiché dans la tempe de son ennemi,
avant que l'appendice caudale ne le fouette violemment. Il perdit
connaissance et s'enfonça dans les abîmes.
Un mal de crâne carabiné le réveilla. Tout était flou, comme vu
au travers d'une vitre embué. Il plissa les paupières, essayant de
comprendre où il se trouvait. Les brumes se dissipèrent peu à peu.
Katar se redressa. Il était emmitouflé dans une couverture, une
lingette d'eau chaude posée sur la tête. La pièce était remplie
de cartes et de parchemins remplis de calculs et de notes en tout
genre. Un compas traînait même sur la banquette et il le piqua à
la queue alors qu'il se levait.
« Aïe !
_Désolé, je pensais que tu serais inconscient plus longtemps alors
j'ai fait déplacer mes affaires pour pouvoir travailler dans ma
chambre. Mais tu es resté évanouie une seule journée, alors faudra
que tu m'aides à tout ranger !
_Pas de problème, je vais mieux à présent. Par contre, j'aurais
besoin de nouveaux vêtements. »
En effet, sa veste en lambeau lui avait été retiré. Son torse ne
portait aucune marque malgré la gravité de ses blessures. Par
contre, trois clochettes gisaient, perdues au fond du point d'eau.
Après avoir enfilé un boléro et englouti une salade de fruits,
Katar sortit sur le pont. Talwar l'aperçut le premier.
« Alors macaque, t'es remis ?
_Comme neuf Talwar, tu t'es pas trop inquiété j'espère ?
_Va te faire foutre Katar ! »
Lotus arriva à son tour, accompagné de Zakoa. Elles essayaient de
discuter mais avaient visiblement du mal à se faire comprendre.
« Tu tombes bien Katar, puis-je voir ta dague une seconde ?
Surpris par la question, Katar posa la main sur son arme.
« Écoutez princesse, sans vouloir vous manquez de respect,
pourquoi ?
_Un instant, tu verras, fais moi confiance »
Confiance... Les Vanaras avaient perdus leur monde par excès de
confiance, en eux même comme en leurs adversaires. Katar se méfiait
de la confiance à présent. Cependant, le ton de la jeune fille, sa
candeur, l'aidèrent à se décider. Et puis, il n'avait pas non plus
vraiment le choix...
Il céda son bien à l'élémentaliste.
« Merci, tu ne le regretteras pas. » le remercia t'elle.
Lotus posa la lame sur le sol et détacha l'aiguille lui maintenant
les cheveux attachés. Une flamme bleu s'alluma au bout de son index
et commença à en chauffer la pointe. Après quelques instants,
Lotus l'éteignit et, avec le bout brûlant, traça un signe sur la
garde en ivoire.
Elle le plaça au centre du nexus d'énergie, afin de stabiliser les
autres enchantements et de les rendre plus simples et moins lourd
dans leur structure. De plus, ce symbole, le même qu'elle avait
dessiné la veille sur le sable, permettrait à tous les êtres doués
de raison de se comprendre dans un rayon de plusieurs centaines de
mètres. La portée exacte dépendait de la puissance de l'objet.
Étant donné ce qu'elle avait vu grâce au monocle de Maas, cela
devait englober une zone assez vaste.
Une nouvelle réunion fut organisée dans la salle des cartes. Zakoa
se présenta à l'ensemble du personnel naviguant ainsi qu'aux autres
invités. Elle leur parla ensuite du monstre qui les avait attaqué :
« Cette créature est appelé Shan dans notre langue.
C'est un animal sacré pour mon peuple, comme la Nasygwa par
exemple.
_La Nasygwa, le Shan, ce sont des espèces à part entière ?
S'enquit Lotus.
_Non, ce sont des êtres uniques et très puissants. Ils ne
vieillissent pas et sont très résistants. Aucune maladie ne peut
les atteindre. Les cornes noires, nos guides spirituels, obtiennent
leurs pouvoirs en les rencontrant. Il y a autant de tribu Kiumbes
qu'il y a de ces animaux. Nul ne sait combien couvrent les terres,
sans doute plus d'une centaine. Dans nos plaines, il y en a douze.
Celui là, c'était Shan, le Rôdeur.
_Et ce Rôdeur est lié à ton clan ?
_Non, Shan est lié aux Gaos,
une autre ethnie courant loin de la nôtre. »
Elle leur expliqua alors que les Kiumbes était un peuple nomade. Que
chaque tribu se déplaçait sans cesse suivant un rythme précis basé
sur le cycle des vents. Zakoa leur raconta également sa
quête de vengeance qui l'avait amené à se séparé des siens et
son combat contre Nasygwa,
devenue folle pour des raisons inconnus.
« Donc si j'ai bien compris, récapitula Katar, Nasygwa était
une créature semblable au Rôdeur.
_Oui, Nasygwa, la Bête. Cependant, elle est pacifique d'habitude, et
herbivore de surcroît, comme nous. Le Rôdeur ne s'en prend
normalement qu'aux animaux. Peut être vous a t il pris pour des
proies, car il n'a jamais vu de coureurs comme vous.
_Vous avez affrontez la Bête dans les marais, c'est bien cela ?
demanda Jack.
_Oui
_Alors que faisiez vous près de l'étang, à une semaine de marche
des jungles ?
_Je cherchais à rejoindre les miens, mais j'ai été attaqué par
d'étranges créatures.
_Des naraxs j'imagine, supposa Katar
_Je ne sais pas, mais ils avaient d'étranges tentacules lumineux,
comme Nasygwa.
_Vous voulez dire que vous n'aviez jamais rencontré ces monstres
auparavant ! S'exclama Lotus
_Jamais, en vous voyant, j'ai cru qu'ils étaient venu avec vous,
comme des animaux de compagnie par exemple
_Non, on ne sait pas d'où ils sortent. Et votre tribu, vous ne
l'avez pas retrouvé ?
_Non, j'ai été blessé à la jambe et ne peux plus courir. Il m'est
donc impossible de les rattraper.
_On peut peut être vous aidez, non ? Capitaine ? »
Jack ne répondit pas et fit signe à Lotus de se rapprocher. A voix
basse il lui murmura :
« Je ne pense pas, notre mission prime sur le reste, je peux
voler en dessous des nuages au cas où, mais nous ferons voile vers
les coordonnées que tu nous as indiqués. De plus, j'imagine que
votre père voudra s'entretenir avec notre... invité
_Je ne sais pas pourquoi, mais je pense que les deux problèmes sont
liées. Sa description de la Nasygwa me paraît correspondre avec la
carcasse où le portail s'est ouvert. Ça ne peux pas être une
coïncidence !
_J'y ai pensé. Patience, les réponses viendront en temps voulu. »
La discussion se termina ensuite rapidement. Zakoa se montra très
réservé par la suite, malgré Lotus qui la pressait de question sur
les habitudes de son peuple.
Ainsi, la Chantilly reprit son vol. La nourriture stockée suffirait
à nourrir tout le monde pendant encore un moment, mais l'eau devait
être constamment renouvelé. Soit par des arrêts près de points
d'eau, soit grâce aux nuages. Lorsque l'on voulait voyager vite, il
valait mieux stocker de larges réserves qui serviraient à refroidir
la chambre des totems. Assécher les nuages prenaient du temps et
n'offraient pas autant de liquide, c'était une solution pour les
longs voyages d'exploration, ou en dernier recours, mais en règle
général, on leur préférait les lac, les rivières ou les océans.
Grâce à ce qu'ils avaient récupérés lors de cette escale, ils
pouvaient espérer tenir une bonne semaine.
Avant même que ce délai ne soit écoulé, la vigie signala un épais
nuage de poussière à l'horizon. Jack déplia sa longue vue. Droit
devant, un troupeau entier de Kiumbes galopait sur les plaines.
Il en dénombra presque une centaine et distinguait deux
groupes. Le premier se composait d'individus grands et élancés,
déroulant de longues foulées de manière régulière. Ils
entouraient le second groupe, placé au centre du cortège. La
différence frappa le capitaine de stupeur car ceux du milieu ne
ressemblaient en rien à Zakoa. Ils couraient à quatre patte et
surtout, arboraient une longue queue qui se balançait derrière eux.
Zakoa s'approcha :
« Ce sont nos enfants. Ils portent les biens de la tribu :
les tentes, la nourriture, les armes, l'eau et les objets personnels
de tous. Cela permet de les endurcir, ainsi, lorsqu'ils seront plus
grand, ils seront plus rapides.
_Tout s'explique alors, répondit Jack. Et sinon, vous faites combien
de kilomètres par jour habituellement ?
_Kilomètre, je ne sais pas ce que c'est. Nous mesurons les distances
en jour de course. Et par jour, nous faisons une journée environ,
notre tribu se targue d'en faire deux lorsqu'elle est en forme. Les
Emelas font parties des peuples les plus rapides de Yumi.
_Yumi ?
_Oui, les plaines et les marais, tout cela fait partie d'un ensemble,
Yumi.
_Votre monde j'imagine, s'appelle donc ainsi.
_Oui, et vous venez de Monde, c'est cela ?
_Pas exactement, moi et mes camarades venons de la Terre. Katar viens
d'un autre endroit qu'il nomme Vanara.
_Alors, ce n'est pas votre fils.
_Toujours pas, je le crains ! »
Lotus accouru pour les rejoindre. Elle portait une veste et un
pantalon mauve serré par une écharpe rose nouée en forme de fleur.
Deux manchettes, violette également, allant du poignet au coude et
maintenues par un bracelet en argent ajoutaient une note de fraîcheur
à sa tenue.
« C'est là capitaine, j'ai remis le monocle et ça doit être
ici. L'écho résonne dans la direction du troupeau.
_C'est ce que je me disais. On aurait pu les voir par les flancs de
la Chantilly, ou même à la poupe. Droit devant, et aussi tôt, ce
ne pouvait être le fruit du hasard.
_Alors, quel est le plan ? On descend et on va leur demander ?
_Je ne pense pas. Nous allons remonter au dessus des nuages et
attendre. A la nuit tombée, nous prendrons la nacelle. Un petit
groupe apparaîtra moins menaçant et nous permettra de gagner leur
confiance plus rapidement. Qu'en pensez vous, Zakoa ?
_C'est plus sage ainsi, cela fait longtemps que j'ai quitté les
miens, je ne peux prévoir leurs réactions.
_Alors c'est décidé. »
La vapeur souffla de plus belle, l'équipage changea l'angle des
voiles latérales et ramena les autres. Le navire monta. Il
continuait de voguer sur les nimbes à une petite allure afin de
suivre le troupeau en mouvement. Peu à peu, les nuages rosirent, se
teintant de rouge au fur et à mesure que les étoiles couvraient le
ciel. De grandes formes apparurent également, à peine visible à la
lueur du crépuscule. Quelques instant plus tard, ils comprirent. Une
ceinture d'astéroïde enserrait l'espace nocturne. Aucune lune,
seulement cet amas de roches géantes immobiles, ou presque, au
milieu du paysage.
Le ballon de la montgolfière gonflé, un petit groupe pris place et
commença à descendre aux abords du campement. A bord, cinq
personnes : Lotus, Zakoa, Jack, Katar et, au cas où les choses
tourneraient mal, Talwar, qui serait ravi de se dégourdir les bras.
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