Narax !



NARAX
Le mannequin tressailli et le carreau vint se ficher dans son œil sculptée.

« Pas mal non ? Demanda Jack
_Oui, excellent, une grande précision capitaine.
_Merci Katar, bon, on y va ?
_Attendez un instant, et surtout, ne me prévenez pas, sinon, ça ne vaut pas.
_Comme tu voudras, prêt ?
_A vos marques ! »

Katar se mit à quatre pattes, la queue dressée au dessus de la tête. Le capitaine Jack White rechargea son arbalète de poing et se mit en joue. Il inspira profondément, puis expira avant de retenir son souffle. Sa main était immobile, il pressa la détente.
Au même instant, Katar s'élança. Le mannequin, impassible, attendit le choc, mais en vain.
Katar avait attrapé le projectile au vol. Il lui tournait le dos, sa queue effleurant le nez de la cible d'entraînement.
Des applaudissements mesurés retentirent.

«Impressionnant, sincèrement, je suis outré, où as tu appris à faire ça ?
_ Mon ancien maître était bien meilleur, lui l'aurait attrapé à mi-chemin. Je suis encore trop lent. En plus, je l'ai touché.

_Tu plaisantes, c'est incroyable ! En tout cas, je comprends pourquoi tu as toujours dédaigner les armes de tirs.
_Ce serait faire insulte à mon entraînement.
_Et surtout, vu que tu cours plus vite que les projectiles, ça n'a plus vraiment d'intérêt.
_Vous avez sûrement raison. »

La différence entre les deux individus frappait. D'un côté le capitaine : un homme fin, aux longs cheveux noirs bouclés entourant un visage rieur à la peau matte, brunie par le soleil. Ses yeux olives posaient sur le monde un air amusé. Il se tenait droit, son nez aquilin légèrement penché vers l'avant, comme si il s'apprêtait à fondre sur une proie.

Face à lui, Katar, un Vanara, homme singe aux yeux jaune venu d'un autre monde.
Légèrement plus petit que le capitaine, Katar était trapu, velu et cependant très mince. Ses gestes souples animaient des bras puissants couturés de cicatrices et une longue queue décorées de rubans et de petites clochettes en argent.
L'habit de Jack consistait d'un manteau de cuir buriné duquel s'échappait le fourreau d'un sabre de marine. Katar quant à lui, torse nu, ne portait qu'un pantalon bouffant rouge et un foulard bleu clair noué autour de sa taille. Un serre tête en métal lui encadrait le front avec, en son centre, une éclipse de soleil gravée.

« Bon, c'était amusant, mais je ne suis pas venu te voir pour cela.
_Je me doute que mes exercices ne vous intéressent pas.
_Détrompes toi, je l'ai trouvé très instructif, mais je venais t'annoncer que ton maître t'as fait demandé.
_Otta...
_Oui, le Seigneur des deux mondes requiert ta présence. Tu dois l'avoir rejoins à son camp avant la tombée de la nuit.
_Il n'est pas à la citadelle ?
_Non, il a rassemblé ses armées et ils se sont établis non loin de Dar Jiling.
_Où ça ?
_Dar Jiling, le petit port le long de la Desperado.
_Votre grande mer ?
_Un fleuve Katar, un fleuve, je te l'ai déjà expliqué cent fois !
_Oui, pardonnez moi.
_Es tu à ce point dénué de curiosité ?
_Peut être, c'est juste que votre monde ne m'intéresse pas.
_Et bien dans ce cas, ta nouvelle mission devrait te plaire.
_Pourquoi donc ?
_Oh, je te laisse le plaisir de la surprise. »

Intrigué, Katar le regarda s'en aller.
Qu'est-ce que le chef de guerre pouvait bien vouloir de lui ?

Les marais avaient bien changé depuis le combat terrible qui s'y était déroulé. La carcasse de Nasygwa, la Bête, avait été dévoré par les raxs et les autres charognards. Son squelette couvert de mousse rampante et de lianes, enfonçait ses côtes dans le sol boueux, telle une mâchoire difforme ouverte vers le ciel. Le crâne mordait dans le limon fertile, un trou profond ornant son front, souvenir de sa dernière bataille.

Il y eut un courant d'air, venu de l'intérieur du cadavre décomposé. Des rides se formèrent à la surface de l'eau stagnante. Puis un grondement sourd engloba l'ensemble de la zone. Une décharge crépita contre les os brisés, puis une autre, et de plus en plus jusqu'à ce que l'atmosphère soit saturée d'électricité statique. Enfin, après une brève accalmie, une profonde aspiration détourna le vent qui vint s'engouffrer dans la carcasse. Une lumière vive et intense illumina les environs. Puis sa puissance diminua progressivement jusqu'à ce qu'il ne persiste plus qu'un écran d'un blanc laiteux, flottant dans l'air.
Une forme en sortit, une main et un pied, puis un corps entier. Katar marcha dans une flaque de boue.

Ce premier pas sur ce nouveau monde ne présageait rien de bon pensa Katar en fermant les yeux. Enfin, il traversa le portail.

Ce fut d'abord les longues herbes coupantes contre sa peau, puis l'humidité du sol et enfin, la puanteur qui le saisit alors qu'il entrait dans ce nouveau monde. Il leva les yeux. Il se trouvait au milieu d'une gigantesque dépouille, celle d'un animal immense, qui a en juger par l'odeur avait dut rendre l'âme plusieurs mois auparavant. Après l'invasion de son monde par Otta, Katar avait pris l'habitude de compter le temps en mois, en année ou en semaines. Mais il n'en avait pas toujours été ainsi.

Récapitulons, pensa-t-il. Il avait été tiré du navire de Jack et emmené à ce rassemblement hétéroclites de guerriers appelé armée. Puis Otta l'avait reçu pour lui donné sa nouvelle mission : partir dans le nouveau monde pour en estimer les périls, les dangers et éventuellement, les opportunités. Katar n'avait pas vraiment eu le choix. Il avait donc aiguisé et nettoyé sa lame et s'était avancé vers le sorcier. Ce petit homme masqué dansait et gesticulait dans le vide. Par moment, un courant d'air soufflait dans un sens inattendu, puis virait en spirales, soulevant un nuage de poussières. Soudain, la lueur du portail blanc l'éblouit et le sorcier s'écarta. Couvert de sueur, les traits tirés, les yeux rougies, abattu de fatigue, il s'écroula alors qu'il croisait Katar. Le singe eut le réflexe de le retenir. La peau nu de cet homme en sueur le dégoutta un peu, mais il n'en laissa rien paraître et le remit sur pied. A sa grande surprise, le sorcier lui adressa la parole :

« Merci mon jeune ami, on ne se rend pas compte à quel point cela peut être difficile. Très éprouvant comme expérience.
_J'imagine.
_Vous devez être l'éclaireur d'élite d'Otta ?
_Oh, je ne suis que son serviteur, je n'ai rien d'une élite.
_Pourtant, vous serez le premier, aussi, j'aimerais connaître votre nom ?
_Je m'appelle Katar, et vous ?
_De par le monde on me connaît sous de nombreuses identités, le seigneur des trois mondes lui, m'appelle Maas. J'espère pouvoir vous être utile pour la suite de votre voyage.
_Un grand merci, seigneur Maas, mais ce ne sera pas nécessaire.
_Nous verrons cela, bon courage jeune Vanara. Que la pleine lune éclaire vos nuit.
_Et vos jours aussi, sorcier. »

Enfin, Katar avait franchit le portail.

Il perçut soudain un tremblement de terre. L'eau dormante près de lui se mit à s'agiter et d'un coup, l'animal fut sur lui. Katar dégaina son arme et recula d'un pas. Devant lui, la créature la plus hideuse et sûrement la plus féroce qu'il lui ait jamais été donné de voir.
Quatre pattes griffues, des yeux jaunes malveillant fendus à l'horizontal par un large trait noir. Et une carapace de chitine courant le long du dos s'étirait en une longue queue tranchante. A son extrémité oscillait un croissant acéré capable sans aucun doute de trancher une gorge d'un seul horion.

Tous ces détails étaient pourtant secondaires.

Ce qui préoccupait vraiment Katar, c'était les deux tentacules qui s'agitaient devant lui et plus précisément, ces lames brillantes en forme de losanges qui menaçaient de le découper en morceaux.

La bête s'avança vers lui ouvrant une gueule garnie de longs crocs baveux. Elle attaqua, fouettant l'air en direction de sa proie. Katar esquiva de très peu l'épieu volant en se baissant à la dernière seconde. Il fit un pas en avant, cala son coude, arma son bras. Puis déplia le tout, son corps, le bras et le poignet. Le résultat fut un uppercut brutal contre la mâchoire de son agresseur. La bête fut projetée en arrière, un liquide orangé s'échappant en jets du trou béant dans sa mâchoire. Elle ne se releva pas. Pour finir, d'un geste vif du revers de la lame, Katar se débarrassa des fluides vitaux. Puis il essuya sa dague sur le foulard à sa ceinture, et la rengaina dans un fourreau cousu à même son pantalon.
L'arme du Vanara était très belle, un ouvrage d'une exceptionnelle qualité. La poignée en ivoire s'emboîtait parfaitement dans le manche et la garde, tout deux incrustés de métaux rares et d'inscriptions finement ciselées. Pour compléter le tableau, quelques pierres précieuses serties en suivant un motif à la géométrie compliquée dirigeait le regard vers la lame propre et aiguisée.
L'ensemble résonnait de puissance. Les enchantements nombreux se mariaient et se renforçaient harmonieusement.

« Alors singe, comment ça se passe ici ? »

Talwar, éclaireur en chef de l'armée et une des meilleures lames le long de la Desperado, venait de franchir le portail. Son visage affichait en permanence un air grincheux et il se tenait légèrement voûté. Il avait toujours ses deux sabres à la main, des armes usées, couvertes de sang séché et de poussière mais au tranchant par contre toujours impeccable. Des yeux vert-brun et de petites oreilles presque collées au crâne chauve, une démarche assurée et menaçante, des gestes agressifs, secs et brusques, enfin bref, une attitude belliqueuse.

Katar ne l'aimait pas beaucoup. Il lui répondit néanmoins.

« Ca se passe très moyen, ce truc s'est jeté sur moi et a faillit me découper avec ces deux choses là par terre. 
_Des trucs et des choses, t'es toujours aussi précis ou c'est juste parce que t'es trop con.
_La bête a essayé de me tuer avec ces... tentacules, corrigea Katar, agacé. 
_Bon, et y en a d'autres ?
_Je ne sais pas, mais sûrement, faudrait que j'aille vérifier.
_Et bien vas y, allez, et reviens avec des infos un peu plus détaillées cette fois. »

Katar se mit aussitôt en route. Alors qu'il s'enfonçait dans l'épaisse végétation, Jack et son équipage émergeaient à leur tour de la gigantesque carcasse. Ils se mirent au travail, construire un avant poste destiné à accueillir le reste de la force d'invasion. Talwar et ses hommes se postèrent quant à eux autour du petit groupe en sentinelle.

Grimpant de branches en branches, Katar laissait les marais se refermer sur lui. Il s’imprégnait de l'endroit, de la forme des arbres, de la consistance de l'air, des bruits de la faune qui piaillait et coassait alentours. Cela lui faisait du bien, d'être de nouveau en terre inconnu, loin de tout ces « supérieurs » à qui il devait obéir. Lorsqu'il était en mission, il était libre, et cette sensation lui faisait oublier la majorité des désagréments, comme l'humidité qui s'infiltrait dans ses vêtements, sur sa fourrure et qui le faisait abondamment transpirer.

Il scrutait attentivement le moindre point d'eau, le plus petit buisson. L'attaque surprise du monstre l'avait pris au dépourvu, et il remercia ses réflexes de l'avoir sauvé.
A force de chercher, il finit par apercevoir une forme inhabituelle, ronde, à demi immergée sous l'eau. Curieux, il s'en approcha.
Du haut de son perchoir, il pouvait à loisir l'observer sans être repéré.

Il distinguait une grosse tête aux yeux globuleux surmontée d'une crête constituée de plusieurs épines voilées lézardait dans la boue. De petites antennes luisante jetaient alentours cette maudite lumière dorée.

Katar était perplexe. D'un coup, il se figea. La créature le fixait d'un regard placide, vide d'expression, mais braqué droit sur lui. Comme hypnotisé, Katar n'arrivait pas à la quitter des yeux. Il y eut un mouvement, un remous. La bête s'enfonça dans les eaux laissant à Katar le temps de remarquer une carapace de chitine noire.

Soulagé, il chercha une nouvelle prise pour reprendre sa route à travers la canopée.
Une vaguelette le tira de ses réflexions. La bête remontait t-elle ? Katar se mordit la lèvre en étouffant un cri. Ce qui sortait de l'eau avait une tête allongé, des pattes griffues et deux tentacules. Mais le pire était qu'il y avait neuf de ces créatures et qu'elles se dirigeaient toutes vers lui.

Elles quittèrent la mare au pas mais une fois sur un sol plus ferme, elles se partirent au galop. Pour Katar, s'en était trop. Il avisa la branche la plus proche, la saisit et se mit à fuir par les arbres.
Mais bien vite, il se rendit compte de son erreur car ses poursuivants gagnaient sur lui. Il se jeta donc sur une liane et s'en servit pour descendre des cimes. Il atterrit sur ses quatre pattes et détala, ventre à terre.

Sur ce terrain, il arrivait à les maintenir à distance. Il entendait leur coassements s'éloigner à mesure qu'ils perdaient du terrain. Il arriva soudain devant une grande mare d'eau fumante. L'un des monstres était parvenu de l'autre côté et Katar aurait juré qu'il lui souriait. Les autres arrivaient, ils avaient exécuté une manœuvre d'encerclement et fonçaient sur ses flancs. Katar pensa à faire demi tour, mais une tentacule claqua à son oreille et il n'eut pas le temps de réfléchir.

Il bondit, par pur réflexe. Le monstre était toujours là. Si il ne faisait rien, il serait cueillit au vol comme un fruit bien mûre. Il dégaina alors sa dague et détendit son bras, tournant sur lui même pour prendre de l’élan. Tendu, son épaule au centre d’un axe de rotation mortel il laissa l’énergie de ses muscles bandés s’emmagasiner au niveau de sa main. Puis il libéra la dague qui tournoya avant d’être arrêtée par la tête de la créature. De nouveau, l'arme gouttait au sang de son ennemi. Ce dernier mourut sur le coup, s'affaissant et laissant le champ libre à Katar.

Toujours sur ses talons, l'un des monstres s' élança à son tour. Ses pattes arrières puissantes le catapultèrent littéralement vers la gorge de Katar. Ce dernier se saisit du corps à ses pieds et le lança sur son agresseur. Les deux masses entrèrent en collision, les forces s'annulèrent et la gravité pris le dessus. Ils tombèrent. Bientôt, il ne restait plus d'eux qu'un peu de fumée sur l'eau brûlante. Katar était déjà repartit.

Il continua de courir jusqu'à ce qu'enfin, le camp apparaisse à travers l'épaisse végétation. Seules les fondations en bois avaient été posé. Le chantier avançait vite et Jack menait les opérations tandis que de petits êtres encapuchonnés exécutaient ses ordres avec diligence et efficacité. Des machines les aidaient, constructions faites de bric et de broc qui semblait prêtres à s'effondrer au moindre coup de vent. D'ailleurs, on les entendait crisser, fumer et tinter lorsque leurs composants s'entrechoquaient.

Katar n'avait aucune idée de leur utilité, et c'était le cadet de ses soucis. Il passa une sentinelle et son regard parla de lui même. Le soldat saisit la poignée de son sabre, prêt à dégainer. Il s'appelait Kindjal, et c'était un vétéran de la guerre des fleurs et des fruits. Lorsque Otta avait envahit Vanara et défier son monarque, le Roi Soleil. En tant que Desperado, Kindjal portait sur son armure et son fourreau l’emblème d'Otta, une pleine lune entourée de petites étoiles.

Il parcourait des yeux les alentours, en quête de ce qui pouvait bien avoir effrayé le singe à ce point. Il n'eut pas à chercher longtemps. L'un des poursuivants émergea de la marée verte. Il marchait lentement et seuls ses tentacules trahissaient sa présence. Les deux points lumineux furent rejoins par d'autres. Peu à peu, une petite constellation se regroupaient devant Kindjal et les autres sentinelles qui accouraient rapidement. Les deux groupes étaient face à face, séparés seulement par un rideau de feuilles et de branchages.

Soudain, les créatures surgirent des ombres et se ruèrent sur les défenseurs. Kindjal et les autres sentinelles dégainèrent et chargèrent à leur tour. L'un des hommes eut la gorge tranchée par un tentacule tandis qu'un autre en perçait un de part en part. Le vrai combat commença ensuite. Par réflexe, Kindjal para un coup de griffe au visage, son sabre vacillant sous la violence du choc. A son tour, il s'avança et faucha les pattes de la créature. Elle chuta et avant qu'elle n'ait le temps de se relever, la pointe de l'épée traversait la carapace de chitine et plusieurs organes vitaux.

Aussitôt, une autre bête se jeta sur lui. Mais Kindjal opposa son sabre aux crocs tranchants. Le monstre s'aida de ses griffes et tenta de passer sa défense en pesant sur l'arme de ses deux pattes puissantes. Les adversaires luttaient pour l'emporter, une épreuve de force brute. Kindjal commençait à repousser la créature lorsque soudain, il fut prit d'une violente quinte de toux. Ses forces l’abandonnèrent alors qu'il crachait du sang au visage de son assassin. Il baissa les yeux. L'un des tentacules lui avait perforé la poitrine et un poumon. Il tomba à genoux et mourut lorsque la bête lui arracha la tête.

Talwar, le chef des sentinelles, soupira. Il venait d'achever son quatrième adversaire. Il avait vu que Kindjal était en difficulté, mais sa mort l'avait pris au dépourvu. Ainsi étaient leurs ennemis : vifs, rusés et impitoyables. Lui même devait se surpasser pour survivre. Il tranchait, tailladait, découpait sans relâche, mais ces animaux, apparemment dépourvus d'instinct de survie s'avéraient en revanche assoiffés de meurtre. A l'évidence, ils savaient se battre.
Mais ils n'étaient pas assez doués pour venir à bout de lui. Il tissait une toile de mort, maniant ses deux sabres avec une habileté et une adresse consommée. Les premiers assauts, brutales et sans merci, lui avaient néanmoins fournis une information capitale. Privés de leurs tentacules, les créatures devenaient moins agressives, et certaines allaient même jusqu'à s'enfuir.

Au milieu du chaos de la bataille, il aperçut Katar, revenu pour leur prêter main forte. Le macaque ne s'attaquait jamais seul à un ennemi et préférait aider les guerriers en difficulté. Talwar n'aimait pas cette lâcheté, il l'aurait exécuté depuis bien longtemps. Mais Otta avait parlé, il devrait vivre avec.

L'escarmouche cessa aussi soudainement qu'elle avait commencé. Les attaquants avaient perdu et gisaient ça et là, tout comme trois des sentinelles. Contrairement à Katar, qui déjà nettoyait son arme, Talwar resta immobile, appréciant ce combat jusque dans ce dernier mouvement qui y avait mis fin, ses deux sabres s'égouttant sur le sol humide du marais. Il respirait et transpirait abondamment et se tenait encore plus voûté qu'à l'accoutumée. Un rictus barrait son visage grossier, comme une plaie ouverte sur sa bouche, dévoilant une dentition sale et anarchique : un sourire.

Il fut bientôt rejoins par Katar et le reste de ses hommes, puis par Jack White et un nouvel arrivant, le sorcier responsable de l'ouverture du portail : Maas.

Jack commença le premier, il demanda :

« On dirait que vous avez eu quelques problèmes par ici ?

_Une attaque de ces choses, là, répondit Talwar en pointant du doigt les restes d'une des créatures.

_D'accord, et ces « choses » ont un nom ?

_Aucune idée, c'est Katar qui a trouvé cette dénomination que je trouvais au début peu précise, mais finalement ça leur va plutôt bien.

_Ça ne va pas du tout, intervint le sorcier, ces choses comme vous dites ont un nom et il convient d'utiliser le terme approprié. »

Talwar n'aimait pas le sorcier, rien de personnel, Talwar n'aimait personne. Côtoyer un être aussi dangereux le mettait mal à l'aise. Maas était une légende, le conseiller personnel d'Otta, son enchanteur. Lui qui, vingt ans auparavant, ouvrit le portail menant à Vanara. Et encore avant, lui qui permit à Otta de venir à bout des armée de l'Empereur Étoilé.

Jack coupa soudain court à ses réflexions :

« Et comment faut il les appeler alors ?

_Ces êtres ont goûté au sang d'un des Rejetons de la Vieille Nuit. Ils ne font pas partie de l'ordre naturel. Ils furent imbus d'une puissance trop grande et leur corps durent s'altérer pour tenter de l'appréhender.

_Tout cela est très bien, mais leur nom ?

_Ce sont des Naraxs. »
Katar ne voyait pas bien ce que cela changeait, même si le fait de pouvoir mettre un nom sur ces abominations les rendaient moins effrayantes, plus palpables.

« Et vous pensez qu'il y en a d'autres par ici ?

_Non seulement je le pense, mais je crois même qu'ils reviendront vite et qu'ils seront bien plus nombreux.

_Assez pour prendre le camp d'assaut ? s'inquiéta Jack,

_Si rien n'est fait, toutes les sentinelles seront massacrées, et nous avec. 

_Dans ce cas, je vais envoyer quelqu'un à travers le portail chercher des renforts. Katar peut être ?

Celui-ci baissa les yeux, il n'avait aucune envie de refaire ce voyage qui l'effrayait mais pire encore, se retrouver face à Otta ne l'enchantait guère. Heureusement pour lui, Talwar pris la parole.

« Laissez le singe ici, j'irais. Contrairement à Katar, j'ai affronter ces naraxs. Je connais leur tactiques et pourrait préparer les troupes en conséquence.

_Et bien voilà qui est réglé, dit Jack. Katar et moi même continueront à travailler sur les fortifications. Revenez nous vite.

_Je ne serais pas long, dit l'éclaireur en grimaçant.

_Et vous grand sorcier, que comptez vous faire.

_Je vais me retirer pour méditer et essayer de trouver une solution à ce problème. Je serais dans ma hutte, derrière la carcasse, que l'on ne me dérange sous aucun prétexte. »

Sur ce, il s'en alla. Le soir commençait à tomber. Les rayons du soleil caressèrent une dernière fois le campement avant de se retirer, laissant apparaître les étoiles et la ceinture d'astéroïde qui entourait ce nouveau monde.

L'enceinte fut asséchée et recouverte de sable. Pendant ce temps, une épaisse muraille de bois gardée par des pieux et doublée d'un profond fossé était construite. Son ombre rassurante s'étendait sur les hommes qui soupaient autour de feux de camps alimentés par les chutes des travaux de la journée. On dînait de viande rôtie accompagnée de pain. On buvait de l'eau, jusqu'à ce que les premières troupes franchissent le portail, accompagnées d'ânes transportant armes, munitions, et une précieuse cargaison de rhum. Otta avait coutume d'en servir avant les grandes batailles afin de raviver le courage de ses hommes.

Et ils allaient en avoir besoin. Les sentinelles s'acharnaient à compter le nombre de points lumineux qui dansaient dans les ombres, mais plus le temps passait, plus leur inquiétude allait grandissante. Certains points voletaient en émettant une faible lueur. D'autres, bien plus gros ne bougeaient que très peu. Enfin, certains guetteurs remarquèrent plusieurs lumières passant parfois au dessus des arbres. Les mines des soldats étaient sombres, inquiètes. Ils allaient au combat sans savoir ce qui les attendaient. On parla et on mangea peu. Les vétérans aiguisaient leurs lames, les fusiliers huilaient leurs mousquets et vérifiaient que tout était en bon état.

De son côté, le Vanara s'était posté devant le portail. Il observait l'arrivée des renforts tout en affûtant sa dague coup de poing. D'abord vinrent les Luchadores, un corps de duellistes d'élites. Les suivaient trois gigantesques taureaux de combats élevés et entraînés pour combattre au milieu d'une arène ou d'un champ de bataille. L'une d'entre elle, la plus imposante, était montée par leur dresseur qui, pour l'occasion, s'était revêtu d'une armure de plaque décorée d'innombrables arabesques. Un casque à corne surmontait cet édifice si ostentatoire qu'il paraissait entièrement constitué d'or. Émergèrent ensuite les enfloradas, porteurs des redoutables fleurs de Feu. Issus d'une ancienne tradition martiale propre à la noblesse Desperados, les enfloradas maniaient des armes polyvalentes et redoutables. Suite à la prise de pouvoir d'Otta, ces familles avaient perdus une grande partie de leur pouvoir et de leur prestige. Pourtant, elles continuaient de former leurs deuxième nés à manier ces lames assorties d'un chargeur et d'un canon.

Ces forces qui s'organisaient, se regroupaient et se préparaient redonnèrent un peu de courage à Katar. Il dîna de quelques fruits et bu une gorgée de rhum avant de s'endormir sur place. Il rêva de lumières dans la nuit. Il tentait de leur échapper, s'embourbait dans la boue, s'empêtrait dans les branches sans parvenir à se dégager. Elles s'approchaient toujours plus et finalement l'entourèrent. Il baissa les yeux, sa main brillait. Un long tentacule s'extirpait de sa paume. Il pouvait sentir sa peau se déchirer tandis que l'appendice se déliait. Le filament se déroulait toujours plus, lorsqu'une lame en forme de losange éclos. Il émanait d'elle un halo malsain. Katar eu un haut le cœur. L'épieu dansait devant ses yeux, à gauche, à droite, à gauche, jusqu'à ce qu'il lui tranche la tête.

Il se réveilla en sursaut et laissa échapper un petit cri. C'était le matin.

Les soldats étaient prêts. Le capitaine les plaçait selon un plan bien établi. Les tireurs en haut de la barricade, les sentinelles le long de la rambarde et à l'intérieur, les taureaux de combat qui piaffaient d'impatience tandis que les enfloradas vérifiaient une dernière fois leurs précieuses armes.

D'un bond, Katar fut sur le chemin de ronde. Les marais semblaient paisibles. Un petit vent frais jouait dans sa fourrure. Il pris une profonde inspiration et écouta. Tout était calme, silencieux.
Soudain, un orchestre se mit à jouer, comme des milliers de grenouilles coassant en chœur. Diverses voix chantaient : baryton, ténor, soprano...toute la gamme était présente. L'ensemble, harmonieux à défaut d'être juste, montait de plus en plus puis s'éteignait brusquement. Puis sans prévenir recommençait. Ce cycle se répétait, encore et encore.

Cela mettait les nerfs de Katar à bout. Sa queue se balançait instinctivement selon ce rythme. Ses clochettes ajoutaient une note plus fraîche à cette insupportable cacophonie. Il aurait voulu pouvoir rester calme et détendu, comme le capitaine Jack qui se tenait droit, impassible. Les grelots cessèrent de tinter.

La fanfare sortit des marais et se rua vers les défenseurs. Les tireurs firent parler la poudre en libérant une myriade de balles. Plusieurs narax s'écroulèrent sur le coup. Les autres, imperturbables, continuèrent à avancer. Le rechargement prenait du temps. Dans l'intervalle, les assaillants avaient pris position au pied du bastion. Leurs armes naturelles se plantèrent dans le bois faisant office de piolets d'escalade. Une détonation, et une autre cohorte de créatures mordait la poussière.

Les autres grimpèrent sur les corps. L'un des soldats, trop lent, fut coupé en deux par un des tentacules. Un autre reçut un coup de griffe qui trouva une artère, le malheureux mourut dans les secondes qui suivirent noyé dans son propre sang. Alors qu'il s'éteignait, il vit un homme-singe se jeté sur son assassin et lui planté une étrange dague dans le cou. Il ferma les yeux.

Ce n'était pas juste, pensa Katar. Un Narax valait un adversaire maniant quatre armes à la fois. En priorité, il fallait se méfier des tentacules qui avaient la fâcheuse manie de surgir par des angles improbables et à des moments inattendus. Ensuite, il y avait les pattes avant, dont les griffes devaient bien mesurer un mètre de long. Deux pattes plus deux tentacules, le compte y était. Soudain, le monstre se jeta sur lui, la gueule grande ouverte, prête à lui arracher un bras. Katar roula sur le côté et la trancha en deux d'un geste ample.
Il s'était trompé. Cinq armes paraissait plus approprié.

Jack White rechargea son arbalète. Il se tenait dans la cour et visait les naraxs qui passait la tête par dessus la balustrade. Jusque là, il n'en avait manqué aucun. Si cela continuait, ils pourraient peut être s'en sortir. Il s'apprêtait à tirer lorsque le sol se mit à trembler. L'un des taureaux s'agita. Son gardien s'approcha pour le calmer.
« Du calme mon gros, c'est quoi le problème ? »
La réponse fut immédiate. Un nuage de poussière explosa et une immense tête émergea des sables. Deux gros yeux et une grande bouche qui s'ouvrit largement. Une langue immense en sortit et, aussi rapide que l'éclair, elle se colla sur la plaque pectorale du dresseur. Dans un bruit de succion répugnant, le monstre sous-terrain l'aspira. Les puissantes mâchoires se refermèrent avec lenteur alors que la créature retournait au fond de son trou.
C'est par cette nouvelle entrée que les attaquants commencèrent à affluer.

Fou de rage, les taureaux de combat les massacrèrent. Privé de maître, ils ne se contrôlaient plus et piétinaient, encornaient et écrabouillaient sans aucune retenue. Pourtant, toute leur rage ne suffirait pas à repousser la vague ininterrompue de ces affreux batraciens.

Jack engagea un nouveau carreau et tira. Les enfloradas le rejoignirent et s'élancèrent dans la mêlée. Vétérans de nombreuses batailles, ils savaient qu'ils devaient se tenir à l'écart des taureaux. Ils encerclèrent donc le tunnel. Dès qu'un narax s'éloignait du centre, il se retrouvait face à la fine fleur de l'armée d'Otta. Cependant, même l'élite n'était pas à l'abri des lames volantes. Pour un enfloradas qui tombaient, dix de ses ennemis mourraient avec lui. Malheureusement, les narax étaient nombreux, trop nombreux. Jack White soupira, et, anxieux jeta un regard sur les remparts.

La situation devenait critique. De plus en plus parvenaient à se frayer un chemin sur le chemin de ronde et de moins en moins d'hommes s'y tenaient. Le peu qui restaient ne pouvaient plus tirer et devaient utiliser leurs sabres et leurs poignards pour se défendre. Face aux appendices meurtriers, ils ne faisaient pas le poids. Heureusement, Katar et les sentinelles furent bientôt rejoins par les luchadores qui déferlèrent sur les naraxs comme un ouragan. Leurs pieds arrachaient des morceaux de chitines et si d'aventure une tentacule tentait de les transpercer, ils la saisissaient et s'en servaient pour étrangler leurs agresseurs. C'était des brutes. Les regarder revenait à contempler un torrent avaler son infortunée victime. Du sang giclait sur leurs visages, des étincelles jaillissaient de leurs poings en vacillant un instant dans les airs. Le jeune singe se prit à espérer. C'est alors qu'il entendit le hurlement.

Une plainte sourde, comme le souffle du vent dans une grotte, comme le chant d'un loup sous la lune, comme une flûte brisée crachant son dernier souffle. Le bruit venait d'en haut. Il leva les yeux.

Un voile de mariée, sans la belle jeune femme, des ailes diaphanes blanches et transparentes qui descendaient vers eux pareilles à d'étranges fleurs tombées des nuages. Le bout de ces ailes brillaient de cette même lueur que Katar détestait. Elles s'ouvrirent délicatement.
Brusquement, un carreau se planta dans l'une d'entre elles, qui se mit à perdre rapidement de l'altitude. Dans sa course folle, elle passa près d'un des lutteurs. Elle s'étendit alors démesurément et l'enlaça. La membrane embrassait son visage, il étouffait. Il se débattait, mais la créature renforçait son étreinte. C'est alors que Katar vit les pattes : des centaines d’entre elles, qui s'agitaient frénétiquement. Elles se plantèrent dans le corps de la victime tandis que la tête, armée d'une paire de mandibule, sectionnait la colonne vertébrale.

Katar sentit un souffle contre son épaule. Il se retourna et comme un rideau après le spectacle, l'une des horreurs se referma sur lui. Son aspect repoussant et sa puanteur l'accablèrent. Empêtré dans les rets, il joua de sa dague pour terrasser la bestiole. A peine remis, une autre tenta aussitôt de le prendre au piège. Katar bondit par dessus et la saisit par la queue lui faisant décrire un large arc de cercle qui termina brutalement sa course contre les rondins de bois. Des morceaux de pinces et de chitine s'éparpillèrent dans les airs.

A l'intérieur du campement, la lutte devenait de plus en plus âpre. Une seconde secousse eut lieu et Jack qui venait de découper la mâchoire de son adversaire s'arrêta pour observer. Le sang se mêlait à la fumée. Une vapeur rouge que le capitaine essayait de percer. A travers cet épais brouillard il peinait à repérer quoi que ce soit. Soudain, son cœur sauta un battement. Il distinguait clairement une crevasse. Immédiatement, il se précipita dans sa direction. Une seconde après, une immonde tête géante en émergeait. Mais Jack lui sauta dessus, sabre au clair. Il atterrit sur son crâne et y planta sa lame. En la retirant, il libéra un jet de liquide orangé.
Autour de lui, les naraxs coassaient de rage.

Le temps sembla s'arrêter. Pleinement conscient de sans doute vivre ses derniers instants loin de chez lui sur ce monde étranger, Jack appréhendait entièrement la situation. Les effectifs des enfloradas s'amenuisaient dramatiquement alors que les luchadores sur le chemin de ronde tenaient bon. Si ils perdaient le combat pour l'enceinte, ce serait la fin.

Une horreur se jeta sur lui. Il eut à peine le temps de dégainer son arbalète et de la décharger à bout portant que deux autres bondissaient vers lui. Jack se laissa glisser de la grosse tête et la paire de monstres se percuta violemment. Les autres allaient le tailler en pièces, ils grognaient et bavaient à l'idée du festin qui les attendaient.

C'est alors que le dernier taureau de combat déboula avec fracas au milieu de la horde. La fatigue l'avait calmé. Moins nerveux, il leva ses pattes avant et les posa stoïquement sur la tête d'un narax. Un second reçu une ruade qui brisa sa nuque avec un craquement sinistre. Le reste de la meute s'abattit sur lui. Il en encorna encore un qui s'écrasa contre un tonneau de rhum, heureusement vide, mais les autres le lacéraient de parts en parts. Il posa un genou à terre, vaincu, avant d'être englouti par la marée grouillante.

Grâce à ce répit Jack avait put rallié les enfloradas autour du portail. Quoi qu'il arrive, ces abominations ne le franchiraient pas. Mais le seul à pouvoir le refermer, Maas, demeurait introuvable.

Mais où était donc ce maudit mage ?

Katar se posait la même question, mais au sujet du chef de guerre. Otta valait à lui seule une véritable machine de guerre. Ces terribles engins de destructions Warkals n'avaient sans doute jamais réclamés autant de victimes que le Seigneur des deux mondes. La situation empirait. La pluie de narax volants avait cessé, mais elle avait permis au gros des troupes de se tailler un chemin au cœur du camp. Le chemin de ronde était perdu et déjà les luchadores se retiraient vers le portail, où le capitaine avait érigé un mur de balles entre eux et leurs ennemis.

Katar se prépara à les rejoindre, mais avant risqua un coup d’œil par dessus le muret. Des dizaines et des dizaines se pressaient encore contre les flancs de la forteresse de fortune. Le marais avait cessé de lâcher ses cohortes infernales, mais ce qui restait suffirait largement à tous les exterminer. Il crût un instant voir une forme bouger sous les ombres de la jungle. Mais une lame siffla à son oreille. D'un bond, il quitta son perchoir précaire et rejoignit ses compagnons d'infortunes. Ils avaient joué, les narax avaient gagné. Cependant, les Desperados étaient de très mauvais perdants.

La phalange mise en place par le capitaine White s'avérait très efficace. Les fleurs de feu réalisaient un vrai carnage. Protégées devant par les luchadores et quelques sentinelles, elles tiraient à bout portant sur l'ennemi. Parmi eux Jack avait ramassé une de ces armes. Une fleur dans une main, son arbalète dans l'autre, il avait plus de mal à viser correctement mais les dégâts supplémentaires compensaient largement ce petit handicap. Jack avait perdu toute illusion et ne souhaitait qu'une chose, emporter un maximum de ces saloperies avec lui.

La porte du bastion tenait bon. Les monstres passaient par les tunnels ou escaladaient les murs mais l'avaient jusque là épargnés. Alors que Katar remarquait pour la première fois cet amusant paradoxe, elle explosa en morceaux. Les éclats de bois fusèrent de part et d'autre, tuant trois narax et une sentinelle.

La créature responsable de cette débauche de destruction étaient montée sur six pattes. Les premières se terminaient par de redoutables griffes, tandis que les autres s'aplatissaient dans le sol comme de gros troncs d'arbres. La tête, vaguement triangulaire étaient entourée d'une crinière faites de petites épines souples et mobiles. De ces piques, aussi fines qu'une tige, émanaient une lumière dorée bien plus forte que les autres. La longue bouche s'étirait en un sourire carnassier tandis que les yeux en amandes, fendus à l'horizontal contemplaient les survivants d'une intelligence froide.

Katar frissonna et sentit les larmes lui monter aux yeux. Il les ferma et espéra une seconde s'éveiller d'un affreux cauchemar.

Malheureusement ce ne fut pas le cas.

Sa démarche souple déplaçait un corps couvert d'une épaisse carapace de chitine, une armure naturelle à la fois effilée et aérodynamique.

La bête prenait de plus en plus de vitesse. Elle allait percuter leurs rangs et les tuer d'une seule charge. Le singe aurait peut être le temps de l'éviter, mais Jack savait que lui serait trop lent. Il pointa ses armes vers le géant. Derrière lui, le portail crépita. Le sol tremblait de plus en plus à chaque pas du colosse. Il tira. Le carreau se ficha dans le crâne du monstre déclenchant alors le tir de barrage des enfloradas, auquel Jack se joignit en un éclair. La fumée dégagée lui brouilla un instant la vue. Tout à coup une ombre passa au dessus de lui et une longue tresse virevolta près de son visage avant de filer vers la bête.

Le choc fut si intense qu'il projeta les défenseurs en arrière, soulevant un nuage de poussière. Au cœur de ce tumulte, on entendit un grognement grave. Jack toussa, cracha par terre et frotta ses yeux rougies. Le sable se dissipait progressivement, dévoilant un combat qui resterait à jamais gravé dans la mémoire des survivants.

Otta affrontait le béhémoth. Le Seigneur des deux mondes maniait un large rondin de bois renforcé de fer que trois soldats auraient eu du mal à soulever. Le Chef de guerre abattait ce bélier de guerre avec fracas sur son terrible adversaire qui ripostait en balançant sa tête comme une immense masse d'arme vivante.

Un homme dans la force de l'âge, grand et torse nu, Otta ne portait qu'un pantalon pourpre en soie et une large ceinture en or pour tout ornement. Dans son dos noué de muscle ondulait une longue natte noire comme la Vieille Nuit.

Il arborait une expression de joie sauvage alors qu'il paraît les assauts du monstre. Otta encaissait les coups sans broncher jusqu'à ce que les griffes mordent dans le bois de son arme et que la bête s'appuie de tout son poids pour le soumettre. Ses bras tremblaient sous l'effort. Il hurla et mis en branle toute sa puissance. La bave de son adversaire ruisselait sur son visage, le regard malveillant plongé dans ses yeux bleus glacés. Contre toute attente le narax, dominé, flancha. Enfin libéré, Otta lui enfonça la tête puis d'un pas en avant pivota sur lui même et la percuta au flanc. Un gémissement lui échappa. Éperdue de colère, elle se jeta sur lui pour le croquer. Il arrêta l'assaut de son bélier que les mâchoires brisèrent d'un coup sec. Alors, il recula.

En conséquence il adopta la garde à mains nues des luchadores. Le narax, guère impressionné, repassa à l'attaque. Otta n'avait plus le choix. Il devait esquiver et trouver l'opportunité qui lui permettrait de riposter. Un pas de côté à droite, se baisser, s'écarter à gauche, reculer... acculé. Il n'avait pas de fenêtre assez longue pour reprendre l'initiative. Alors, il suivit ce proverbe Desperados : « Si tu ne peux pas passer par la fenêtre, entre par la porte ».

Lorsqu'une des griffes menaça de lui trancher la gorge, il avança à sa rencontre. Maintenant trop proche, la lame effilée passa derrière sa tête, lui permettant de parer la patte de son avant bras. Immédiatement après, il lui asséna un direct dans l’œil, enchaîné d'un violent coup de genou. Une fraction de seconde, Jack eut pitié du narax mais Otta, irrévocable, continuait de l'écrouer. La lumière des petits filaments éblouissait les spectateurs et nimbait leur chef d'une aura presque sacrée.

Le narax n'était pas taillé pour les duels, il courait et détruisait tout sur son passage et n'aurait jamais imaginé que quelque chose puisse le battre à son propre jeu. L'étranger l'avait surpris. Autrement, tout ce serait déroulé différemment. Il lui fallait une nouvelle tactique, cette lutte au corps à corps ne tournait pas à son avantage. Heureusement, la solution était toute trouvée.

Il battit en retraite tandis qu'Otta le regardait s'enfuir la queue entre les jambes. Il essuya la bave qui coulait sur son visage, se barbouillant ainsi du sang qui maculait ses poings. Il respirait profondément, comme si tout l'oxygène de ce monde lui était réservé. Des traces de coups parsemaient son corps sinon vierge de toute cicatrice. Jamais personne n'avait réussi à le blesser sérieusement et cette créature, pour l'instant, ne faisait pas exception.

Le narax fit volte face. Otta l'attendait.

« Rentre chez toi, murmura Jack, c'est encore ce que tu as de mieux à faire. »

La bête n'entendit pas l'avertissement du capitaine. Elle allait écraser ce petit être et dévorer ses semblables. Ensuite, elle le mangerait, lui, en dernier. A pleine vitesse, elle savourait déjà la douce sensation du craquement des os sous ses pas. Mais à la place, elle ressentit une violente décharge lui parcourir le corps. Le choc se répercuta de la pointe de son museau jusqu'au bout de sa queue. Contre elle, Otta l'avait cueillit de son coude à la mâchoire inférieure. Elle avait perdu plusieurs dents et choquée, sentit ses jambes flanchées tandis qu'une terrible douleur irradiait ses naseaux là où Otta venait de la cogner une deuxième fois. Les larges mains du guerrier se placèrent délicatement autour de sa bouche et doucement, l'ouvrirent, de plus en plus. Elle savait qu'un os finirait par céder. Elle hurla lorsqu'il cassa, mais ne put que gargouiller de dépit car du sang noyait déjà sa gorge. Enfin, elle s'évanouit avant d'avoir la nuque brisée.

Le colosse s'écroula, mort.

Ses congénères, prêt à démembrer le responsable, furent subitement arrêtés par l'irruption explosive de nouveaux renforts. Une escouade de warkals armés de petites bombes venaient de franchir le portail. Le reste des naraxs décampa rapidement, mais bien peu parvinrent à quitter le campement en vie. Les enfloradas avaient rechargé et en avaient profité pour venger leurs camarades.

La bataille finie, le bastion en ruine retomba dans le silence.

Des applaudissements mesurés retentirent.

« Bravo à tous, votre courage nous a sauvé, grâce à vous, le monde peut dormir en paix. 

_Ce n'est pas l'heure d'être satirique, Maas, où étais tu passé ?

_Dans ma tente, mon Seigneur, à faire des recherches.

_Elles pouvaient attendre, pourquoi n'as tu pas soutenu les troupes ?

_Ces créatures, les narax, ne sont pas de vulgaires bêtes sauvages. Une intelligence coordonnait et organisait leur attaque...

_Une espèce consciente vivrait ici ?

_Il semblerait en effet. »

Katar s'y était fait, bien que cela continu de le surprendre un peu. Otta se moquait éperdument du contexte. Discuter au milieu des cadavres, les vêtements maculés de fluides vitaux n'importait pas. Otta se dirigea vers son conseiller. Une des dents du monstre craqua sous sa sandale.

« Il me faut plus que des hypothèses, sorcier !

_J'ai réussi à repérer des traces, l'écho d'une ancienne magie. Je pourrais sans doute guider nos forces vers elle.

_Non, je procéderai différemment. Notre position ici est bien trop précaire. Nous ne pouvons pas envoyer des troupes en avant sans une base solide. L'armée restera ici pour réparer le camp et le fortifier.

_Ils risqueraient fort de revenir avant que nous ne soyons prêts.

_C'est possible, voilà pourquoi j'ai décidé d'envoyer un petit groupe en éclaireur pour identifier cet « écho » de magie, et le faire taire.

_Sage décision, Seigneur, et à qui pensez vous ?

_Je ne pense pas, je décide :Talwar et ses hommes, Jack White, dont je réquisitionne le vaisseau pour cette expédition, Katar, et ma fille. 

Jack grimaça, inquiet pour son bateau.

_Votre fille ? demanda Maas

_Ma Fille, Lotus, ses talents ont besoin d'être mis à l'épreuve. »

Otta avait parlé, discuter devenait inutile. Katar le regarda traversé le portail en sens inverse. Il admirait son maître. Mais à cause de ce tyran il vivait aujourd'hui en esclave. Son monde natal avait été envahit et les Vanaras, autrefois libres, obéissaient maintenant aux Desperados et ne pouvaient rien espérer de mieux qu'une vie de servitude. Maintes fois, Katar avait rêvé qu'il plantait sa dague dans le cou d'Otta, mais même en songe Otta survivait et triomphait encore.

« Alors le macaque, on dirait qu'on va passer un peu de temps tous les deux.

_Talwar, tu as manqué la bataille, t'es au courant ?

_Et sans moi chien, tu l'aurais perdu.

_Oh merci grand guerrier, tes talents de messager nous ont sauvé la vie. »

S'en était trop pour Talwar. Il allait découper cet insolent et lui arracher la langue. Heureusement Jack intervint.

« Calmez vous messieurs, si nous devons travaillez ensemble, il serait judicieux de faire montre d'un peu plus de retenue.

_Je vais lui faire retenir sa respiration moi tu vas voir, jusqu'à ce qu'il en crève, ce sale...

_...macaque, on sait oui !

_Katar, soit gentil et tais toi un peu, merci.

_Voilà, obéit au capitaine, maca.., singe ! »

Jack White soupira. Il devait les laisser pour avitailler son navire. La fille d'Otta l'y attendait. Il espérait juste qu'elle serait un peu moins difficile à gérer que ces deux têtes de mules.   

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire